Mulhouse Istanbul à vélo

Jour 24

🇭🇺 Hongrie +55km
Il y a des jours sans
J’aime l’alternance.
 
Elle m’est nécessaire pour le renouveau, la remise en question. Le jeu des contrastes, celui qui me permet d’être créatif.
 
Mais aujourd’hui est tellement différent d’hier, à tout point de vue, que je ne l’aime pas trop.
Le voyage est fait de beautés humaines et de paysages, d’animaux qui amusent et émerveillent, de plongées en soi, de clarté, d’évidences, de rires…
 
Ça c’est la face A, celle qui tourne presque autant que les pédales. D’ailleurs je me suis amusé à calculer et j’en serai à environ 40000 tours.
 
Puis il y a la face B.
Le Juke Box des jours lance cette mauvaise chanson sans annoncer le titre et heureusement c’est rare. 2 fois en 24 jours.
 
La paysage n’aide pas.
 
Interminables pistes insipides, tirées en longueur entre des paysages inexistants.
 
Les muscles se sont carapatés.
La fantaisie est une vieille chaussette lâche, effondrée sur les chevilles.
 
Pas une seule âme en vue.
 
Aucun écho d’humanité.
 
Je sais très bien composer avec la solitude, parfois même je la cherche… là, elle m’ennuie.
Ni l’ombre ni le soleil ne me sont agréables
 
Alors je fais l’idiot.
 
Parle à mon Cheval Bleu, fais des photos avec des roues de foin, des vestiges du pétrole, chante du Bonney M…
 
Quand j’appelle quelque chose, avec mon ventre, avec mon coeur, souvent elle vient à moi. C’est encore plus fort avec ce voyage à vélo.
 
Et on m’a envoyé Tibor !
Je rattrape Tibor.
Silhouette osseuse sur un vélo de ville.Ses épaules montent et descendent à chaque coup de jambe. Il avance laborieusement.
 
Avant d’arriver à sa hauteur je sens l’aigreur de sa respiration… Un souffle qui remonte de sa cave à vin.
Sur son porte-bagages, 2 litres de bière dans une bouteille en plastique.
 
Entre ses doigts, une cigarette à la braise incertaine.
 
Casquette qui descend sur des yeux qui ne semblent plus regarder nulle part.
 
Il peste et fait des gestes en montrant mon vélo.
 
Aucune des 5 langues dans lesquelles je peux m’exprimer ne nous aidera.
 
Il crie des trucs alcoolisés.
Il me fait un peu peur.
Je maintiens ma vitesse, souris et lui fais signe que je continue ma route… il rapetisse dans mon rétroviseur.
Avez-vous déjà rêvé d’être poursuivi ? Quoi que vous fassiez, accélérer, prendre une voiture, une silhouette vous poursuit ?
 
Tibor réapparaît dans mon rétroviseur !
 
Je suis à 22km/h et il ne cesse de se rapprocher.
Je monte à 24km/h, le sang dans mes muscles commence à s’asphyxier.
Il se rapproche.
 
Comment est-ce possible ? Il ne tiendra pas, son corps va le lâcher.
 
Il vocifère encore… la brûlure musculaire qui arrache les 130kg de charge devient insupportable.
Peut-être veut-il de l’eau ? J’ai trois gourdes pleines et nous sommes en plein désert hongrois. Je peux lui en donner.
 
Je m’en veux de me méfier ainsi.
 
Je déteste la bière mais si c’est elle qui le propulse ainsi, je veux bien me forcer à en boire !
Il parle et crie a s’en dessécher le larynx.
 
Je ne veux pas rester silencieux, ce n’est pas mon genre et malgré le côté vain, je lui réponds.
– je ne te comprends pas mon ami !
 
Tu as l’air gentil
Que puis-je faire pour toi ?
– hongrois hongrois hongrois
– tu veux de l’eau ?
– hongrois hongrois
– c’est ta bière qui te fait rouler si vite ?
– hongrooooiiiis
– tu ressemble à un personnage de Joan ! Un copain qui dessine hyper bien.
– hongrois hoooongrois
 
Je ne sais ce qu’il m’a raconté pendant tout ce temps, mais ce bonhomme en avait encore sous la pédale !
En 5 minutes il a disparu loin devant moi.
Ça m’a coupé les jambes.
 
C’est quoi cette bière ???
 
Mon prochain arrêt sera pour manger.
Je n’ai qu’un peu de müesli dans le ventre, il fait 28° et Tibor a fini de m’épuiser.
 
Paks, prochain village.
 
La piste cyclable se termine en T.
 
Je vois Tibor loin à gauche, perturbé, je prends à droite.
3km plus loin je constate mon erreur, ou ma tentative de fuite.
 
Demi-tour.
4km plus loin : Tibor roule vers moi.
On se croise, il s’arrête :
Paks hongrois PAKS ! Et gesticule dans cette direction.
 
J’ai honte.
 
Il voulait m’accompagner et sous cet impitoyable soleil, il a fait demi-tour pour me remettre sur la bonne voie.
Sans rien attendre, sans rien comprendre.
Une lumière d’évidence s’allume enfin dans mon cerveau déshydraté :
 
Google traduction !!!
 
– ferme le ce salaud de truc ! Qu’est ce qu’il dit ?
 
Je ne parviens pas à tout enregistrer car il parle trop vite. La dernière chose que j’ai captée est cette phrase digne d’une chanson de Bashung :
 
– Tu veux partir, tu ne partiras pas, je suis bon, rien n’est bon.
Et il disparu encore tel un coureur cycliste professionnel… propulsé par des forces aux molécules douteuses.
Il m’aura bien dopé Tibor…
 
Merci à lui et son breuvage miracle.
 
Merci au Joyeux Şandor et sa compagne Ágnes (la 3eme depuis mon entrée en Hongrie) pour leur généreux accueil et repas sous la pleine lune embrassant le Danube.