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EDREMIT
Mystérieusement, très tôt, on pousse les petits garçons vers les pistolets, les fusils, les arcs et flèches, lance-pierre, mitraillettes, épées et autres “jouets” destinés à occire tout ce qui bouge.
Impuissants à donner la Vie, ce sont majoritairement les pères, les oncles ou autres moustachus qui offrent aux jeunes garçons ces extensions oblongues, ultimes armes contre les complexes existentiels.
Ils sont ainsi conditionnés à donner la mort.
La puissance du petit garçon, contrairement à celle des filles ou des femmes, hélas, passera par la destruction.
Ainsi, j’ai adoré les armes, moi aussi.
Pouce relevé, index pointé, ma main-pistolet a tué plusieurs fois mes copains de classe ou de quartier, mes amis et ennemis imaginaires, mes instituteurs.
Surtout mes instituteurs !
J’ai adoré les soldats, je les ai admirés.
Je les ai aimés avec l’envie de les serrer dans mes bras.
Chaque été, après un voyage de cinq jours à travers l’Europe avec Georgette aux fesses (Georgette, c’était le nom de notre caravane !), nous arrivions enfin à la douane Turque.
Mes parents côtoyaient fort peu de familles turques en France et cela nous tendait plus fort encore vers notre pays, tant attendu depuis la rentrée scolaire précédente.
Les premiers compatriotes que nous rencontrions alors étaient ces soldats… Ceux qui gardent une extrémité du pont, après la Bulgarie encore communiste.
La charge affective envers le soldat turc était encore amplifiée par les leviers suivants :
- L’armée Turque est garante de la sécurité et de l’intégrité de la République fondée par Atatürk. Alors naturellement, on l’aime.
- Le service militaire, ici, est une sorte de rite initiatique éprouvant, très respecté par les familles dont le grand enfant va devenir un homme.
- Les conditions de vie du soldat sont très difficiles car liées aux situations successives de coup d’état, guerres et terrorisme qu’affrontent également les jeunes pendant leur service militaire.
- L’armée Turque est massivement composée de très jeunes garçons.
- C’est par la force militaire que la modernisation du pays s’est déployée avec le remplacement de l’empire Ottoman par la République d’Atatürk. Le peuple y est attaché avec une ferveur que je n’ai encore vue nulle part ailleurs.
- Les soldats rencontrés, au garde à vous sous le marteau du soleil bulgare nous faisaient de la peine. D’origine toujours modeste, ils devaient cuire, immobiles, transpirants devant ce défilé de vacanciers aux voitures surchargées.
Et si on y ajoute le Kemalisme de mes parents, les récits épiques de ma mère autour des victoires de Mustafa Kemal Atatürk, de mon grand-père Bekir, l’omniprésence des soldats dans mon enfance suite au coup d’état militaire… cela compose un cocktail à la subjectivité sinon imparable, assurément pro-militaire turc.
Ceci nous amène au pas, vers la commémoration du centenaire de la République Turque.
L’ultime étape de ce voyage vers moi-même tombe ce même jour, le 29 octobre.
Parmi mes sponsors et partenaires de l’autre côté du Bosphore, il y a la Chambre des Commerces d’Edremit. Main dans la main avec L’association des Lycées de la même ville, ils ont organisé des rencontres avec les médias nationaux, presse et TV, et surtout une magnifique célébration autour de mon arrivée.
Me voilà donc avec mon Cheval Bleu, dans le cortège officiel entre soldats en uniforme de parade, para-commandos, lycéens portant un drapeau de 500 mètres, étendards et véhicules blindés, anciens combattants, voitures officielles… Et une bicyclette.
Les policiers me saluent et m’introduisent dans le cortège, on m’applaudit, me salue…
La Turquie est un organe vivant, qui à l’image de l’Occident, fonctionne grâce aux artères et veines d’asphalte qui la traversent de part en part. Les voitures, camions, bus, poids lourds, autocars, en flot continu, assurent le pouls du pays jusqu’aux coeurs des villes et villages.
Je n’ose imaginer l’infarctus national que provoquera la crise pétrolière imminente lorsque les organes de ce corps vivant ne seront plus alimentés par ces milliers de camions quotidienS. Les experts en collapsologie annoncent que l’autonomie alimentaire des villes est de seulement 3 jours.
Dans cet organe ultra-carboné, le vélo n’existe pas.
C’est presque un virus voué a être éliminé par les globules motorisés.
Pistes cyclables quasi-inexistantes, irrespect du deux-roues, vitesses excessives, distance de dépassement proche du zéro absolu, effluves toxiques d’échappement…
Prendre le vélo pour relier une distance supérieure à 10km fait peur.
Je ne parle même pas du rapport à l’effort.
Dans ce contexte, l’idée qu’un compatriote traverse l’Europe entière sur des milliers de kilomètres, seul et à bicyclette, est perçu comme un exploit extraordinaire, synonyme de courage et de mille et un dangers surmontés.
Une sorte de soldat à pédales qui rentre au pays et incarne la bravoure légendaire d’un peuple.
Après tout, ne dit-on pas “Fort comme un Turc” ?
Ainsi, avec une fierté que j’ai voulue pure, festive et joyeuse, j’ai traversé les rues d’Edremit sous le rouge sang des drapeaux cachant le ciel, sourire aux lèvres, mollets plus durs que jamais, Cheval Bleu entre les jambes, saluant enfants et grands enfants, pour arriver devant l’estrade officielle.
Là, expérience inédite de mon demi-siècle, je suis entouré par les bras de la presse et TV, caméra et photographes, organisateurs, partenaires, service d’ordre, foule curieuse… Je suis dirigé vers le préfet, le maire, des officiers… Sur un coussin de velours, le drapeau turc m’est offert par le préfet en personne. En signe de reconnaissance je décroche et lui offre en retour le mien, celui qui m’a accompagné durant 3500km… touché, à trois reprises il l’embrasse et me remercie. Je reçois en trophée une plaque gravée par la présidente de l’association des lycées d’Edremit, une couronne et un bouquet de fleurs du président de la Chambre des Commerces d’Edremit… Une banderole géante en hommage à mon voyage…
J’accueille et reçois ces honneurs avec simplicité et amour, fierté de partager quelque chose de beau qui semble faire vibrer les gens en ce grand jour de commémoration de la République, qui malgré les grandes difficultés du pays, reste le pilier de la Turquie moderne.
Ma mère, mes amis, des inconnus sont à mes côtés…
Un centenaire.
Une virgule importante dans l’histoire.
Une manière pour moi de me relier fort à ma culture de coeur, avant de repartir vers mon autre culture bleu-blanc-rouge, celle de ma culture de tête et d’esprit.
Aussi, Stendhal, Barjavel, Baudelaire, Desnos et tant d’autres sont arrivés assez tôt dans ma vie, bien avant mon service militaire, et ont soufflé sur mes anciennes admirations kakis, déployant ainsi sur mon âme d’homme en devenir, les couleurs du beau et de l’amour.
Merci à toi, instituteur, professeur, écrivain, réalisateur, poète, chanteur, metteur en scène, peintre, danseur, comédien et artisans de la Vie… Merci à la Culture en général de remplacer les élans destructeurs de l’homme par ces créations essentielles.
©Photos: Fulya Tezer, Hakan Firik, Bekir Aysan