Mulhouse Istanbul à vélo

Jour 25

🇷🇸 SERBIE +98km
 
Terminé les pistes cyclables, par ici la cohabitation avec les voitures et les camions.
Après les déserts cyclables sans rencontre ni variation où la monotonie vous force à trouver distrayant un papier de bonbon jeté sur le bord du chemin… l’état de vigilance imposé par ces chars de plusieurs tonnes déboulant à pleine vitesse, devient un remède extrêmement efficace contre l’ennui et la fatigue.
 
Me voilà dans un jeu vidéo.
 
Je suis le hérisson qui ne veut pas terminer tel un 45 tours sur la chaussée et mon rétroviseur est mon écran dans le paysage.
 
Ce jeu d’attention laisse tourner mes roues et les aiguilles de ma montre sans que je ne m’en rende compte.
Une voiture large d’épaule joue des coudes et me décoiffe en passant tout près.
Une autre, prévenante, ralentie… fais un pas chassé de l’autre côté de la ligne et reprend de la vitesse avec classe.
Puis leur nombre diminue jusqu’à devenir nul.
 
Oui, je suis dans la ligne droite entourée de champs avant la douane Serbe. Seuls quelques frontaliers et privilégiés l’empruntent.
 
Ma crainte de toujours n’est pas là. A vélo je me sens intouchable… que pourrait bien vouloir un douanier d’un gars à bicyclette au milieu de nulle part ? Surtout à un poste frontière aussi petit.
– rien à déclarer ?!?
– non, à part quelques oeufs durs, des noisettes, une tente et des vêtements.
(Certes j’ai bien un drone et des appareils numériques… mais je vais feindre l’omission… on ne sait jamais).
– pas de passager clandestin ?
– On est plusieurs dans ma tête, est ce que ça compte ?
 
Silence de douanier.
 
Je tire sur le zygomatique du photomaton, vous savez… le moins naturel…
 
Silence de douanier
– passeport !
 
C’est la première fois qu’on me le réclame… après 6 pays. Je suis fier de sortir mon totem d’immunité, mon passeport français, véritable sésame mondial.
Avec mon passeport turc, j’aurais dû au préalable faire une demande de visa auprès des ambassades des 10 pays de mon voyage !
Ces demandes sont payantes, exigent des photos, un passeport, des justificatifs de revenus suffisants, des preuves d’adresse et nom de personne d’accueil…
 
Pour 10 pays, avec les délais d’attente, de non réponse… de quoi en décourager plus d’un.
À cette profonde injustice des hommes, s’ajoute ce qui me glace le sang depuis mon approche des pointillés frontaliers.
 
Un mur de grillages menaçants coupe l’horizon de part et d’autre de l’étroit passage de la Hongrie vers la Serbie.
 
Ce n’est pas du fil de fer barbelé qui le recouvre de bas en haut et en son sommet… c’est autre chose.
Le barbelé classique, celui qui blesse jusqu’à tuer bœufs, chevaux et éventuellement les humains n’est pas suffisant pour protéger les hommes des autres hommes.
 
Il a fallu que des ingénieurs étudient et inventent des lames de rasoir idéales contre la peau, les muscles et les tendons humains.
 
Ce super barbelé pénètre sans effort au plus profond des chaires cornées par le labeur que celles d’enfants… et n’en sort plus.
 
J’imagine la satisfaction de ces ingénieurs, quittant leur bureau d’étude et racontant leur excellence à leur jolie famille rassemblée autour d’un délicieux souper.
 
Bon appétit.
 
Mon euphorie internationale vient de descendre à la cave.
 
Mauthausen, c’était hier.
 
Ça, c’est aujourd’hui.
 
Ne pas oublier.
 
Si mes parents, avec deux jeunes enfants dans les bras, n’avaient pas traversé l’Europe en toute liberté il y a 51 ans, sans parler la langue, sans moyens, sans certitudes sinon l’espoir d’une vie meilleure, ma trajectoire aurait été toute autre, aucune de mes libertés n’auraient été les mêmes… ni ce voyage.
 
Et un monde sans moi… quel ennui !
 
Merci maman, merci papa d’avoir eu ce courage.