Belgrade +80km“Bekir, méfie-toi de tes rêves…
Parce que parfois ils se réalisent !”
Je fonce depuis Novi Sad vers Belgrade où je compte me reposer 1 jour avant les portes de fer.
Un magasin Décathlon après ce pont me fait signe de venir le voir, je suis trop poli pour décliner, puis mon vélo a besoin d’être révisé.
Accueilli par Marko et Milan, deux gaillards indispensables lors de déménagements ou pour changer une ampoule sans escabot, leurs sourires et volonté à aider dépasse mes espérances.
Nous rions, parlons des 12 années de free fight de Marko, du mental, des belles filles Serbes (pléonasme) et de mon voyage.
Ils s’affairent ensemble, tels deux chirurgiens silencieux autour de mon Cheval Bleu suspendu à une potence: graisse, brosse, vis, réglages précis, air comprimé, ajustements, équilibrage, brushing, masque de jour, pédicure, talc…
Mon destrier glisse sur la route comme sur du velour !
Milan a appelé le directeur, souhaitant nous présenter, mon équipement éponyme et moi-même mais il était hors-site ce jour-là.
Marko me demande de patienter encore 2 minutes et en plus de m’offrir l’entretien du vélo, il revient les bras chargés de barres aux céréales et boissons énergisantes !
C’est tellement bon d’être reçu avec tant de bienveillance, ce sens de l’entraide, du soutien amical de ces jeunes hommes, du magasin, d’une culture.
La route jusqu’à la capitale n’est pas mémorable.
Beaucoup de routes en jeux d’évitement avec les rétroviseurs des voitures camions et bus pour qui je ne suis qu’un intrus parmi eux.
Sous la fenêtre de l’auberge de jeunesse recommandée par mon Adrien de poche, des chants yougoslaves… ambiance “Chat noir chat blanc” de Kusturica.
Cette folie des coeurs, ce sens excessif de la fête me rappelle des mariages yougoslaves en France où l’endurance des musiciens et familles lancées sur la piste de danse éthylique jusqu’au levé du soleil lui aussi imbibé, auraient pu faire rougir n’importe quel coureur de méga Ironman.
Ce voyage est le fruit de plusieurs graines plantées ici et là, dont celle de Claude Genetin au début des années 90.
Magasin Millepertuis, avenue Clémenceau à Mulhouse.
J’ai 19 ans.
Je suis amoureux de toutes les filles.
Je dessine énormément, j’adore ça et ça attire l’attention des filles.
Je lis beaudelaire, Barjavel, Ionesco, Cavana, Apollinaire, Psikopat… pour moi, mais aussi pour étonner les filles.
Mes écrits, mes dessins d’humour, je les mets dans mon fanzine et le papier, recyclé, je l’achète chez Millepertuis.
Boutique en avance sur son temps… ou plutôt dans son temps, c’est le reste de la ville qui est en retard.
Le terme bio n’existait même pas que ce magasin en était plein.
Papeterie
Alimentation
Vêtement
Meubles
Soins…
La poignée de la porte, énorme virgule en bois, me faisait entrer dans une belle phrase de la Vie. A cette époque, attention, mode “de mon temps” ON : le papier à lettre, les beaux crayons, étaient encore d’usages et permettaient de prendre et de donner des nouvelles de personnes habitant la même ville, ou des contrées lointaines… mode “de mon temps” OFF.
Tant mieux car je n’avais presque aucun pouvoir d’achat, sinon pour des carnets et autres petites choses vendues ici.
La boutique était tenue par le couple Genetin et soutenue par leur souriante fille Isabelle qui me plaisait bien.
Claude, barbichette malicieuse, regard profond et lumineux, gilet sans manches en peau de mouton me plaisait beaucoup.
La phrase lente et le mot précis, il invitait à la blague et je ne m’en privais pas.
Flatté par le fait qu’il appréciait mon fanzine de bandes dessinées, je me sentais reçu et en confiance.
Souvent, il écrivait la note de mes achats avec un crayon qui traçait des lignes multicolores, un calcul arc-en-ciel dans lequel il faisait des soustractions… cadeaux discrets, sans mot dire.
Nous parlions d’art, de politique, du cinéma italiens, nordique…
Je me souviens d’être ensemble dans un cinéma de l’avenue de Colmar au Septième Sceau d’Igmar Bergman…
Puis un jour il me regarde dans les yeux, un doigt levé et prononce cette phrase qui n’a cessé de m’accompagner, celle que je répète à mon tour à mes etudiants et à qui veut bien lire ces lignes :
“méfies toi de tes rêves, parfois ils se réalisent”
Et c’est vrai.
Alors rêvez en grand.
Sans limites, sans mésestime personnelle.
Pas avec votre tête.
Appelez à vous ce qui est bon pour vous.
Pas ce que la société, la famille, la littérature ou la religion pensent qui est bon pour vous, uniquement ce qui vient du ventre et du coeur.
Épargnez-vous ce qui vous réduit.
Et comme l’a dit Claude, un jour cela se réalise.
Mes rêves peuvent être un couché de soleil à contempler la bouche ouverte, pédaler seul à travers 11 pays, aimer à en être ivre…
Je suis patient mais la vie est courte.
Je ne sais pas combien.
Vivons maintenant.
Alors merci à toutes ceux et celles qui parfois sans le savoir ont planté ces graines de Vie…
Merci Claude Genetin.
Merci à la vie de me laisser cultiver ces joies. De les partager.
D’être là en Serbie et partout à la fois.
La vie est belle.
(Franck Capra + Roberto Benigni)
