Mulhouse Istanbul à vélo

Jour 36

🇧🇬 Bulgarie +28km ↗️1500m
 
Les larmes des Balkans.
 
J’ai dormi dans la chaussette des Balkans, à Berkovista. Les Bulgares, tous ensemble, en tricotent d’immenses pour tenir au chaud les villages aux pieds de ces montagnes.
 
Le bulgare aime le café et avoir chaud avant d’aller dans la montagne. Dans les rues, en ville et en zones tellement désertes qu’on dirait le monolithe de “2001 l’odyssée de l’espace” de Kubrick, tombé du ciel.
 
Des distributeurs automatiques de café, mystérieusement plantés ici et là pour dire “viens dans ce jour sans promesse, coule en toi ce jus de chaussette géante, garde encore un peu le pied dans la porte, le monde attendra, ce gobelet est ton île, c’est ton moment, savoure ses contours, prends ce baiser brûlant dont la chaleur monte devant ton regard et te rappelle cette fille qui te souriait chaque matin dans le bus… il y a 1000 ans…il y a une seconde…il y a que maintenant il faut pédaler et gravir cette montagne Bekir !!!!!
 
Je n’aime pas le café.
 
Arrivé à Berkovitsa de nuit, je n’ai pas vu les montagnes… Et ce matin, je me faufile entre arbres et maisons pour enfin apercevoir cette Majesté coiffée d’une barbe à papa géante.
 
De vaporeux nuages gardent encore le mystère de ses sommets.
 
Il fait froid. Ma doudoune couleur citrouille me serre dans ses bras tièdes et je m’impatiente d’y être.
 
Novice en voyage à vélo, éphèbe des montagnes, me voici excité et appelé par ce que je redoute depuis des mois, depuis toujours : gravir une telle rocheuse à vélo.
 
J’ai toujours pensé que je n’avais ni les jambes ni le mental pour cela et souvent, en montant dans les Vosges en voiture, j’ouvrais la fenêtre pour crier BRAVO aux cyclistes que je dépassais en leur laissant, malgré moi, quelques bouffées de gaz d’échappement.
 
Martial, mon ami en formation d’ hypnothérapeute, m’a même offert des séances de préparation mentale pour affronter ces escalades.
 
À ces pensées limitantes se rajoutent les kilos sonnants et trébuchants du vélo de touring et les bagages, soit 45 kg plus les 80 de celui qui n’aime toujours pas le café, ou alors avec du lait et beaucoup de sucres.
125 kg à emporter là-haut, mais j’ai hâte !
 
Le voyage à vélo en longue distance développe bien plus que les muscles. Des changements s’opèrent et j’en reparlerai encore. L’un deux est l’instinct.
 
Une forme d’animalité grandit et mes antennes sensorielles se développent.
 
Ici, je sens l’appelle. Je sens qu’il s’agit d’un rendez-vous, il sera bouleversant et sans doute le commencement de nouvelles découvertes intérieures.
 
Je pédale, je suis encore à frôler les jupes de la grande… J’y suis. Je ne sais encore où, ni de quoi, je sens juste que je suis dans quelque chose de grand dans ma vie.
 
D’un coup, mon père est là. Vraiment là.
 
Il est grand et souriant sous sa moustache rousse… Ce moment où sous ce rideau poilu apparaissent les dents de la joie.
 
Ma respiration se détraque et je pleure tel un asthmatique euphorique.
 
Des bouffées pas délirantes du tout.
 
Elles sont justes. Ni turques, ni françaises ni bulgares… Elles sont de toujours.
 
Je ne sais encore ce qui est en train de sortir, mais c’est bon.
 
Un paysan me voit passer, visage fondu, et pense peut-être que j’ai mal aux cuisses… Une autre, que j’aurais dû boire du café !
 
En 2 secondes je retrouve mon visage de bel homme au charme tranquille… Et continue de faire avancer mon Cheval Bleu.
 
Je pense à mes enfants. Je leur souhaite cette liberté, cette victoire sur eux-mêmes, cette certitude qu’ils sont merveilleux et qu’ils peuvent faire les meilleurs choix pour eux, sans rien gaspiller de leurs vies.
Je monte.
 
Ce n’est pas aussi difficile que je le craignais.
 
Mes yeux plongent sur ma roue avant comme dans un décolleté et ne la quittent plus.
 
Lorsque je lève le regard, à chaque fois je suis ébloui par ces arbres aux troncs interminables qui se terminent en éclats verts transpercés par le soleil naissant.
 
Je monte.
 
C’est quand même difficile.
 
Mon pouce tente une pression supplémentaire sur mon levier de vitesses… J’en cherche une autre mais je suis déjà sur la dernière. Qu’il est lourd ce Cheval Bleu.
 
– Toi-même ! Me répond-il
– J’ai perdu 5 kg depuis notre départ quand même.
– Il était temps, gros gourmand.
– Tu as raison.
– J’ai toujours raison !
– Ah non, ça c’est MA réplique !
– Alors fallait acheter une vitesse en plus.
– Je t’aime avec tes imperfections, elles me permettent d’évoluer, joli Cheval.
– Ooooh, joli turc, et grâce à toi j’apprends à m’aimer davantage.
 
Je monte.
 
Il fait très chaud au soleil, très froid à l’ombre, je suis trempé.
Je me demande s’il existe un plat cuisiné avec des passages au four puis dans le frigidaire et ainsi de suite… Sinon, je suis celui-là.
Une sorte de vacherin glacé à la viande.
Miam (?)
Je monte et suis fier de ne jamais devoir pousser le vélo.
 
Presque 30km ascensionnels.
 
Pentes à 5% presque tout le temps, quelques amusements à 10% et le chef offre quelques happy hours à 15% !!! Youpiiii !
 
Des klaxons encourageants, des mains qui claquent des bravos, des cimes sur fond bleu, des précipices qui s’appellent oulala, un sentiment de puissance qui monte… Autant de signaux qui donnent de la force et me rapprochent du sommet du gâteau.
 
Je crie, je pleure en silence et bruyamment.
 
Je suis plein de joie.
 
Je sais depuis la veille que je ne vais pas dévaler les pentes le jour même. Je veux coucher avec elle. M’étendre sur son ventre, sentir son pouls, épouser son énergie, respirer avec elle, la remercier pour son hospitalité.
Poser ma tente plume sur son duvet le plus proche des étoiles, ouvrir mes bras au soleil couchant… Étreindre la nuit sous le silence du ciel.
 
J’y suis !
 
La dernière ligne d’horizon est devant moi.
 
Je brille de partout, beaucoup des yeux.
 
Plus de 2300 km derrière moi.
 
Le mur des Balkans est presque passé.
Mais je sais qu’il faut encore aller au bout de mon désir, trouver cet endroit dont je rêve.
 
Ce sommet est moche.
 
Route, bassin artificiel, poste de police et gardes forestiers armés… Beaucoup d’arbres.
 
Je ne vois pas le paysage.
Mon GPS m’indique une route perpendiculaire a celles des voitures.
Elle est ravagée.
 
Simeon, le garde forestier me dit que cette piste est impossible, même en 4×4, et que mon vélo ne tiendrait jamais le coup, que je dois continuer par la grande route.
 
À la question :
 
– Pourquoi ces fusils et pistolets ? il me rassure ainsi:
– T’en fais pas, ce n’est pas contre les humains, c’est uniquement pour nous protéger des ours.
 
Là où jamais la raison d’aucun homme n’aurait acceptée d’entrer dans ce chemin rocailleux, aux probables ours et pentes épuisantes… Malgré l’état de fatigue avancé, mon instinct me poussa à y aller avec une force qui ne souffre aucune argumentation.
 
Devant moi la piste hostile descend, remonte et disparaît entre des sapins immenses.
 
Je veux mon rêve de campement.
 
Je sens que ce sera là-bas, après ces arbres dans 3 km.
 
L’énergie de la certitude est là.
La force de la joie.
La puissance de la gratitude.
Le cadeau des Dieux.
 
Je suis secoue de partout par les trous et cailloux.
 
Je descends et pousse les 40kg dans ces montées impossibles.
 
J’appercois mes herbes promises.
 
Il faut monter à 15% dans des herbes hautes.
 
Pas d’hésitation.
 
Le soleil baisse, ne pas manquer cette ultime virgule avant la nuit.
 
Je ris et m’essouffle, ce n’est pas noël, c’est toutes les fêtes ensembles !!!
L’instinct sait.
 
– C’est lui qui a toujours raison. Dit mon Cheval Bleu.